Craving ExtravaganzaIngrid Luquet-GadHadrien Gérenton, Craving Extravaganza
Des cactus, des hybrides et de menus objets du quotidien. Au moment d’aborder le travail d’Hadrien Gérenton vient en tête cette tripartition, comme un écho lointain au recueil d’articles Des singes, des cyborgs et des femmes de Donna Haraway. Dans la superposition se joue certes la sédimentation mnésique d’un titre, emporté par un insensible glissement vers un royaume qui n’est déjà plus celui des êtres vivants. Surtout, s’y dessine la porte d’entrée à un même système de pensée qui irradie les deux corpus d’œuvres si diverses soient-elles, l’un relevant du régime de l’écrit, l’autre du visuel. Qu’on choisisse de les nommer « comportements non-alignés » ou « objets sans la nature », la terminologie élaborée par Donna Haraway épouse à merveille les contours des œuvres d’Hadrien Gérenton et le déplacement des frontières de la naturalité qu’elles actualisent. Il n’y a qu’à les regarder, les cactus en question : dressés sur un socle en acier, ils semblent pétrifiés, transformés en pierre ; leurs troncs sombres et comme vidés de l’eau qu’on les sait contenir. Il y a bien, ici et là, de timides excroissances d’un vert profond, et d’étranges dents blanches perçant l’enveloppe du corps végétal. Mais l’impression demeure : nous sommes déjà hors règne ; et dès le premier coup d’œil, la partition normée du monde entre humain, animal, végétal et minéral se trouve disqualifiée. Ces cactus, il faut s’en rapprocher, tourner autour et tenter de déceler, derrière le mutisme de la masse, la riche incertitude de la matière. Coupés dans la nature au fil de voyages à l’étranger, l’artiste les a sélectionnés en raison de leur aspect à la fois sculptural et anarchique. Une fois rapportées à l’atelier, les plantes seront ensuite moulées dans un agrégat de matériaux divers. Plus précisément, une structure en métal soudée sur socle est sculptée avec du polystyrène et de la mousse expansive, partiellement recouverte de fines couches d’époxy, puis patinée d’eau, de pigments et de lavis. Découlant d’un processus complexe et impossible à maîtriser, la composition matérielle de ces présences dressées en fournit l’indice : il s’agit d’un peuple d’hybrides.
A l’image d’une nature elle-aussi post-humaine, les sculptures d’Hadrien Gérenton incarnent l’avènement d’une matérialité nouvelle dont une quelconque pureté originelle ne saurait être autre chose qu’une vague récit mythologique. « Codifications fantasmées » pour l’artiste, les croisements entre l’organique et le chimique, où l’abstrait parasite l’anthropomorphe, sont prolongés par une installation de plateformes intitulées Landscapes merging platform. Entre sculpture et display, le panorama connote le vocabulaire de l’atelier, certaines pièces en accueillent à leur tour, d’autres restant solitaires. Dans ce morceau d’intérieur inchangé à travers les siècles, on croirait pour un peu voir se déployer l’une de ces compositions domestiques qu’affectionnaient tant les impressionnistes. Pourtant, la matérialité hybride se rappelle à nous : chacune de ces installations est animée, habitée et pour ainsi dire intensifiée. Cette qualité, le titre de certaines pièces antérieures de l’artistes en fournissait déjà l’indice, se voyant qualifiées d’un sentiment usuellement réservé au humains : les étagères étaient« guilty » (coupables) ; les cactus « shameful » (honteux) ; les cadres « innamorate » (amoureux). On pense alors à la description de la chose que formule le philosophe Tristan Garcia dans Forme et Objet. Un traité des choses, ouvrage de référence pour la branche de la philosophie qualifiée d’ « Ontologie Orienté Objet » ; cherchant précisément à faire advenir une nouvelle description du monde par-delà nature et culture. Dans un paragraphe consacré à la « solitude » des choses, il écrit : « Chaque chose, consciente, peu consciente, inconsciente, physique, symbolique, produit d’une activité cognitive, d’une activité langagière ou morceau de matière est seule en tant que chose, c’est-à-dire en tant qu’elle existe et subsiste sous tout ce qui peut la comprendre »[1]. De fait, ce que l’arasement des frontières entre les genres pourrait faire perdre en singularité est ici regagné au sein de chaque entité produite par l’artiste. Chaque objet est individuel, radicalement tel, et détenteur d’une forme de savoir qui n’est plus universel mais situé, unique. Les genres se sont effrités en une multitude d’intensités radicales.
En filigrane, cette conception du monde est également porteuse d’une redéfinition de ce que regarder veut dire. Du point de vue de l’histoire de l’art, et non plus de la seule histoire de l’épistémologie, les recherches d’Hadrien Gérenton succèdent à une généalogie d’artistes archéologues qui apparaissent sur la scène artistique au milieu des années 2000. Chez eux, passé et futur se télescopent et composent une archéologie rétrofuturiste où nous contemplons un champ de ruines en lieu et place de l’histoire moderniste récente. Parmi ses influences, l’artiste cite des artistes qui rejouent la sculpture moderniste mais la contaminent d’une source extérieure, d’une impureté fondamentale qui parasite d’emblée tout fantasme d’une ligne claire ou d’un concept fini. Ainsi des matière malléables et des formes agitées de creux et de bosses affectionnées par Esther Klas, Thomas Houseago ou Rebecca Warren, ou encore des formes hantées d’une iconographie du pouvoir dont les codes sont désormais brouillés de Dahn Vo ou Valentin Carron. Une décennie après, les changements écologiques conduisent à radicaliser ces prémisses : ce n’est plus uniquement à l’intérieur du champ des réalisations humaines, qu’il s’agisse de l’héritage de l’histoire de l’art ou des hommes, que la temporalité est bouleversée, mais au niveau de l’écosystème tout entier. Plutôt qu’un millefeuille de passé et de futur, la temporalité qui nous enveloppe se laisse désormais davantage cerner comme un présent perpétuel. L’image de la fusion remplace celle de l’accumulation. Hadrien Gérenton s’inscrit alors du côté des jeunes artistes qui prennent acte de cette fusion et tentent de matérialiser des êtres « significativement autres » - pour employer encore une fois une terminologie chère à Donna Haraway. Voir, rencontrer les œuvres d’Hadrien Gérenton, fossiles chimiques sensibles, c’est alors se mettre à l’écoute des différences ordinaires qui, comme un effet de loupe, condensent le spectre des mutations radicales de la planète. Dans cet écosystème, un cactus en polymères témoigne, par effet de loupe, de la condition d’une humanité irrémédiablement entrée dans l’ère de l’anthropocène.
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