galerie les Chantiers Boite Noire

Carmelo Zagari

La Pomme et le Crabe bouilli

Didier Arnaudet, Musée art contemporain de Lyon, 1999

 

Qu’est-ce que ce fond plein de rumeurs ? Cet obstacle verrouillé à double tour ? Cette consistance imprévisible et plurielle ? Quelque chose s’immobilise, prend racine et semble devoir obéir à une obligation d’incongruité.

Mais quoi ?

La forme appauvrie dérisoire des spasmes et des contorsions d’un dégel de la question baroque ? La dépense inutile des os endoloris d’un romantisme squelettique ? La contraction quelque peu inquiétante d’un surréalisme pris à son propre piège ?

Non c’est autre chose.

On hésite alors entre une alerte aux contours théoriques encore indéterminés et une complication émotionnelle qui perce là où on ne l’attend pas.

Ce qui se donne à voir ici insiste sur la multiplication des angles durs, des arêtes vives, sur la prolifération des postures, des signes de reconnaissance, sur l’assemblage de choses et d’histoires hétérogènes, afin de laisser agir toutes les potentialités de matières utilisées. Pas de déperdition, de dénégation mais un équilibre ou un ordre complexe.

Comique grotesque ? Farce tragique ? Dissection naïve ? Gravité maladroite ?  Mélancolie anxieuse et complaisante ?

Combinaison singulière d’expériences, d’informations et de rêveries ? Machinerie troublante qui sonde la vie intérieure et pénètre dans les méandres de l’âme ?

On pense à José Bergamin. A la saveur particulière de sa frivolité : « Attention ! Manger une pomme est plus facile que manger une orange ou une grenade. Et manger une orange ou une grenade est plus facile que manger un crabe bouilli. L’œuvre artistique peut être pomme, orange, grenade ou crabe bouilli, et point n’est plus besoin d’ajouter que, dans ce dernier cas, elle nécessite un plus grand effort de compréhension :

Sans compter que c’est déjà bon signe, pour l’art, qu’on ne sache pas par quel bout le prendre. »

Carmelo Zagari  ne cherche pas à se tenir à l’intérieur d’une forme noble ou radicale, d’une définition traditionnelle ou qui bifurque. Il préfère se placer à la périphérie d’une culture autoritaire qui dicte ses lois et ses genres, en marge d’un milieu qui impose ses territoires.

Il cultive ainsi, non sans exigence, une étrangeté picturale qui n’est pas si facile à caractériser et ne se laisse pas circonscrire à des pratiques techniques ou esthétiques. Il se situe dans les parages de la rêverie médiévale d’Aloysius Bertrand, des Caprices de Francisco de Goya et de la parade monstrueuse de Tod Browning.

S’il emprunte à une figuration aux connotations oniriques, aux résonances ténébreuses, à des formes de cadrage et de découpage reconnaissables, à une densification narrative, c’est d’une manière presque clinique, avec ce sens du diagnostic qui cerne leurs limites et leurs insuffisances et pointe les possibles décalages et les nécessaires revitalisations.

 

Cette peinture ne cesse de se déporter vers des issues impossibles.

Des répétitions de codes difformes. Des champs événementiels, véritable matrices d’énigmes.

Elle amorce des métaphores, évide des images, provoque des associations, se dilate en analogies.

Elle a quelque chose de la sortie périlleuse dans un monde qui répond et renvoie à une tension disparate et insoluble. Singes et girafes, enfants et cochon. Flèche et aile d’oiseaux. Crânes, bougies, canards, aubergines, citrouilles, corbeaux, poires, serpents, trompettes, vaches et chevaux. Têtes d’oiseaux, de bélier ou de poisson. De la malfaisance et de la béatitude. Des rengaines, des comptines, des fatrasies et des fables.

Des remèdes obscurs et des formules magiques.

Des conventions frénétiques et macabres. Des embûches et des épouvantes acrobatiques et sophistiquées. On trouve, dans cette peinture, toute sorte de lieux, de décors, d’atmosphères, de personnages, d’intrigues, d’alliances et de ressources. Une cocasserie indéfinissable. Une mesure étonnante dans l’excès et l’apparence du désordre.

Une crudité charnelle. Une descente contrôlée dans le viscéral et les fluctuations d’humeurs.

 

 

 

Ses obsessions, Carmelo  Zagari les débusque, les démasque, les pénètre. Pis encore : il ose les peindre et nous les présenter comme des évidences, comme des miroirs qui nous absorbent. Ses obsessions maintenues dans leur intacte brutalité.

Il les expose. Il nous les impose sans cette correction froide, cette manière polie de déballer pour mieux cacher.

Pourquoi ?

Peut-être parce qu’il a connu des précipices ? Peut-être parce qu’il en a mesuré les profondeurs ?

Qu’importe.

Il les expose donc. Avec une certaine lourdeur. Qui nous amuse, nous irrite ou nous glace.

Avec cette coloration épaisse, presque fangeuse, de l’eau stagnante, repue de terre, dense de présences invisibles.

 

Cette peinture puise ses avoirs, ses inspirations et ses procédures dans cette cohabitation, en un réseau serré de relations interdépendantes, entre l’humain, l’animal et le végétal, la terre, le ciel et l’eau, le bénéfique et le maléfique.

Cette peinture ausculte ainsi l’animé et l’inanimé, l’organique et l’inorganique, les méandres et les courbes des évolutions et des mutations. Elle s’aventure à traduire les indices de respiration, les présences intempestives et les léthargies anticipées.

D’où cette impression d’une image composée des capacités des organes de tous les sens en alerte permanente : le nez en quête de l’altération des odeurs, l’œil qui, dans toutes les directions, porte vive attention aux signes les plus menus, les plus inattendus, l’oreille tendue pour capter les rumeurs inquiétantes, les modulations différentes, les fréquences insolites, la main prête à saisir, à caresser ou à écraser par jeu, concupiscence ou besoin, la bouche douée d’une inexplicable puissance d’attraction ou de répulsion, la langue en sentinelle scrupuleuse. Ce qui-vive exacerbé se mue en un monde pour mieux se proposer à la vision.  Un monde non pas représenté d’une manière neutre et impersonnelle mais tout entier restitué avec ses miasmes et ses délices, ses colères et ses silences, ses choses et ses êtres, ses failles et ses masses, dans sa perpétuelle communication avec l’homme qui essaie de l’interpréter. Cette peinture s’imprègne de ce monde, l’accapare par une transmutation chimique, pour le rendre en quelque sorte plus sensible à l’imperfection du vécu et à la fièvre saccageuse des sortilèges.

 

Carmelo Zagari revendique une position à la fois éthique et existentielle. Il ne cède ni à l’irruption mécanique, ni à la tentation de supprimer la matière, l’épaisseur et la distance, mais accumule les parques de résistances, les idées perturbantes et les détails parasitaires.

Il utilise, comme source constante, ses proches, son entourage, ses souvenirs, son histoire, sans toutefois en rester à une situation de simple duplication. Sa peinture fonctionne comme une stratification d’expériences, de mémoires mais aussi comme un processus de révolte, d’expulsion. Elle a ainsi cette capacité de répondre à la mobilité de la pensée et des sentiments, de s’inscrire dans l’extrême tension entre la lumière et l’ombre, le bonheur et le malheur, l’innocence et la culpabilité, la légèreté et la gravité.

 

Cette peinture embarrasse.

Sans se donner des aires de radicalisation, elle n’a aucune bienveillance envers la tradition.

Frontale, raide, déconcertante, elle ne triche pas, ne calcule pas mais a plus d’un tour dans son sac.

Elle a cette allure « peu recommandable » du colporteur du Siècle des lumières qui arrive, comme le raconte Jérôme Prieur, avec sa lanterne magique attachée à ses épaules : « Il pénètre dans le village, dans la maison, crotté et fourbu, rompu d’errances et de braconnages. A côté de ses babioles contre le mauvais œil et les puissances occultes, il  apporte aussi avec lui des images lumineuses ».

Elle porte témoignage de cet héritage d’ombre et de lumière de la fragilité d’une histoire humaine en lutte contre ses démons et ses anges incertains.

 

 Chez Carmelo Zagari, la peinture reste en prise directe avec un enjeu autobiographique. Mais de l’autobiographie, elle ne partage pas la démarche introspective ou rétrospective.

Cette peinture privilégie l’élan, l’ouverture. Elle a une fonction de relance des désirs. C’est une force vive qui donne des possibilités de se rapprocher de l’autre ou de s’en détacher, de se mettre à sa place ou de voir le monde autour de soi, et ainsi de découvrir sa différence et d’entretenir avec celle de l’autre des relations difficiles mais fécondes.

 

La puissance des émanations de la terre prend possession de phénomènes aériens : nuages sombres et orageux, horizons agités de couleurs éteintes, coulées d’air saturé de poussière, sourdes poussées, vapeurs détachées des profondeurs d’une eau dormante, oriflammes de paroles imprévisibles comme des éclairs. Ce n’est rien d’autre que l’expression de cette existence souterraine, dérangeante qui se hausse au-dessus de son territoire et éclabousse le ciel de la furieuse épaisseur de sa substance.

 

Carmelo Zagari convoque une dimension intime pour saisir au passage des histoires de corps sollicités par des histoires d’origine, d’ancrage et d’avenir.

Des corps non pas isolés mais environnés d’une effervescence intrigante, archaïque, de signes, de moments qu’une violence naturelle rattache au monde du théâtre, du cabaret ou du cirque. D’un monde ou l’extravagance génère des écarts et des heurts. Sa peinture impose la vision de cette dualité, mais provoque, aussi, comme en rêve, cette captation du temps où tout se lie, se retrouve et se recompose.

 

Un lieu de dramatisation, d’excès, de contraintes supportées et d’heureuses faiblesses.

Un décor qui s’anime, qui s’abandonne à des émotions sans retenue.

Un spectacle aussi. Mais sans entracte. D’un bloc.

 

Des grimaces. Des mimiques.

Des attitudes fabriquées. Coagulées.

Une attente menée à son comble.

Une pudeur paradoxale qui ne refuse aucun miroir.

Un regard qui invente le monstre à la griffe sanglante derrière la porte fermée.

Carmelo Zagari intègre la naïveté savante de l’enfance à l’imagerie grouillante et chaotique  des antres antiques.

L’enfance comme outil autobiographique mais aussi comme forme poétique.

L’enfance, faite de poussées et d’abandons, d’envols et de chutes, qui sans cesse, comme l’herbe foulée, se recompose et retrouve sa souplesse.

L’enfance qui attire ses codes sensibles, ses silences, ses bonheurs, ses clichés sur le terrain où elle poura les corrompre en toute innocence.

 

La répétition obsédante de certaines questions.

La pénombre propice aux interprétations les plus diverses.

La revanche de l’informe, de l’immonde.

La compassion et l’horreur.

Des mondes internes et caverneux. Des créatures rampantes ou volantes. Des animaux familiers. Des spectres. Des crânes divers.

Des associations suspectes. Des apparitions douteuses.

Les alternances déroutantes du leurre et du dévoilement.

La perpétuelle lutte contre le temps.

La dégénérescence continue de la matière.

La mort.

Terrifiante et grandiloquente.

La peur et le rire.

La peur qui fissure, altère.

Ouvre à la perte.

Le rire « comme une figure d‘expérience » (Jacques Derrida)

Une étendue. Envahissante.

Une énergie. Sans dérobade.

 

Des œuvres d’une ampleur surprenante. Une capacité de mise en scène qui semble appartenir à une forme d’espace en expansion permanente.

Carmelo Zagari prend le risque de l’immense, du hors norme, du monstrueux.

Il ne dépasse pas la mesure mais impose sa propre mesure :

Exceptionnelle, inépuisable, exorbitante.

Il ne cherche pas à imposer une marque de puissance. Mais à répondre aux nécessaires dimensions d’une vision venue du plus profond de lui même.

Cette démesure renvoie à la condition assignée à l’existence.

A cette audace qui pousse l’homme par delà les frontières de sa limitation.

Carmelo Zagari convoque sa peinture dans la fracture qui ouvre du possible dans la contrainte de cette condition pour accéder à la compréhension du sens de cette exigence énigmatique qui installe l’homme dans la vie et l’incite à faire de sa vie une aventure humaine.