Ellipses en instantanésAnne Bousquet "Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d'images aberrantes, une explosion d'images, il n'y a pas imagination." Gaston Bachelard Comme autant de plans séquences très brefs, les dessins d'Abdelkader Benchamma nous surprennent. Selon un cadrage réfléchi, ils surgissent, comme sous les feux d'une poursuite, ellipse lumineuse sensible qui met en évidence, derrière la précision des traits –fins, gras, mats ou vibrants – le blanc, acteur incontournable de chaque scène. L'ellipse rhétorique, est alors révélée et la dualité de l'artiste apparaît, qui oscille entre la réalité d'une histoire, un dessin pour "constater et construire" et " le dessin en prise directe avec lui-même" relevant du "symbolisme personnel", du "protocole privé" selon les termes de François Bouillon. Une lutte acharnée entre deux personnages, un amoncellement de meubles et d'objets, des groupes d'individus accroupis errant dans la nuit, une forme, un organisme indéterminée - montagne ? cratère ? magma ? - , un passe muraille, un homme désespérément agrippé… les dessins de l'artiste sont autant d'instantanés qu'il offre au regard du spectateur. L'œil saisit la scène en train de se jouer d'où sont exclues volontairement (?) toutes causes et toutes conséquences. A l'observateur d'imaginer ce qui n'est déjà plus dans l'image ou ce qui n'y est pas encore. Dès lors, la technique de Benchamma s'impose et – comme l'évoque Raymond Cogniat dans l'étude Dessins et aquarelles au XXème siècle, "les sentiments qui s'y expriment ne tiennent presque plus au sujet, mais à la nature même du trait…". Instantanés Les dessins déclenchent donc une fiction immédiate qui séduit l'œil et suscite aussitôt l'intérêt. C'est "l'instant de la vision" cher à Proust. Cependant, au-delà de la simple lecture d'un épisode dramatique, d'un accident domestique, l'artiste ne propose-t-il pas une parabole de notre condition ? Se jouant, provoquant, anticipant la vision du spectateur sur sa propre vision, il crée un lien direct entre l'œuvre et l'histoire intime de celui qui la regarde. Un dessin renvoie à une expérience personnelle, qui elle-même déclenche un souvenir, une image, l'inconscient… L'instantanéité originelle trouve alors sa place et finit par s'inscrire dans une mémoire personnelle, puis collective intemporelle. "Je voulais dessiner la conscience d'exister et l'écoulement du temps" a écrit Henri Michaux. Le dessin d'Abdelkader Benchamma dans son traitement "cinématographique" contemporain réussit à approcher cette volonté et certaines de ces vidéos parviennent encore à accentuer cette perception. Ellipses Dans cette esthétique, le blanc ambiant et ce qu'il élude, passé occulté, futur inexploré, incertain, génèrent le sens. Dans cet interstice indéterminé, l'imagination a libre cours et l'affectivité du spectateur trouve sa place, un espace où dialoguer directement avec l'artiste débarrassé du prisme de la fiction. Un espace où retrouver ces "sensations d'art" pour en revenir à Proust. Hors du champ fictionnel, le blanc donne sa pleine mesure et exprime parfois même amplifie les sensations éveillées par l'objet ou la scène représentée. N'est-ce pas cela qui, au fond, intéresse l'artiste. Et quand ce même blanc laisse deviner la part d'inconscient et traduit les non-dits de son auteur n'est-ce pas ce qui nous retient à nous observateur, voyeur (?). On est ici au cœur de l'ambivalence, sous-jacente au travail de Benchamma qui introduit dans ces dessins figuratifs une dimension conceptuelle. Mais à la différence des expériences extrêmes d'un John Cage et de ses silences "à remplir par le spectateur", en marge de toute réalité environnante et dans lesquels il n'y a pas d'échanges possibles, les œuvres de l'artiste renvoient au réel, au quotidien, à ses contraintes ou à sa vacuité. Inconsciemment ou non, il s'inclut dans les difficultés de cette réalité et crée ainsi une communauté de perception, une communauté sensible. Ses derniers dessins, univers nocturnes fourmillants, résonnent de cette ambiguïté, où la figuration n'est là que pour induire une réflexion de notre part en résonance avec la sienne. Ce questionnement, l'interpellation du spectateur à travers l'utilisation du blanc sont – me semble-t-il au centre de la démarche de l'artiste. C'est de là que naît le trouble, le doute face à certaines images. Une fois l'affect du spectateur investit dans le jeu, le regard est faussé et la mémoire visuelle, perturbée, vacille. D'un dessin à l'autre, d'une situation à l'autre vue mais surtout vécue par anticipation ou empathie, l'œil et l'esprit se contredisent. - on ne distingue plus ce que l'on a réellement vu de ce que l'on a ressenti ou devancé - . L'ellipse est totale. Assuré d'avoir remarqué ce qui pourtant n'a jamais figuré, on cherche, on se perd pour finalement découvrir, ou plutôt deviner ce qui était caché, "oublié". Or s'est bien ainsi que se construisent et fonctionnent les images complexes d'Abdelkader Benchamma. Instantanés poétiques empreints d'humour, vifs, spontanés et parlants / ellipses conceptuelles, personnelles et profondes souvent " silencieuses " qui, pour nous satisfaire ou mieux nous intriguer, s' accompagnent quelquefois d'une pensée, écrite, venue répondre ou questionner encore et encore notre "voix" intérieure. |
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