galerie les Chantiers Boite Noire

Abdelkader Benchamma

Kathy Alliou, 2008

Qu’il les réalise sur papier ou sur les murs des galeries, Abdelkader Benchamma recourt dans ses dessins à un corpus iconographique fondé sur une généalogie de formes - du monolithe à la nuée - en passant par différents états intermédiaires, dont celui du tas. Selon le principe graduel de leurs propriétés physiques exprimées en  densité de matière, du solide à l’état gazeux, ces motifs constituent les instances du processus de matérialisation, ou de dématérialisation.

Ce répertoire iconographique s’affine par la prise en compte  des caractéristiques du genre auquel appartiennent les dessins envisagés - le paysage principalement, dans la mesure où ils ont pour thème central un spectacle naturel - et de l’échelle qui détermine la place des formes dans le paysage. Le motif du tas, par exemple, s’incarnera dans tel dessin en un monticule, ou en une montagne dans tel autre.

Les notions d’échelle et donc la dénomination des formes représentées dépendent pour partie de l’étalon humain.

 

 

Paysages avec ou sans figure

Dans les paysages avec figures, la série « Les premiers », dans lesquels un ou plusieurs groupes de personnes, parfois rehaussées de couleur (élément notable dans une pratique quasi-exclusive du noir et blanc), semblent confrontés à un événement que nous nommerons, à l’échelle du paysage, un phénomène (à étudier) ou un signe (à interpréter), en fonction de la perspective scientifique ou mystique adoptée. Des individus, uniformes, mus par un élan grégaire se déplacent en cortèges processionnels, et quelle que soit l’action à laquelle ils se livrent (courir, jeter des pierres, se déplacer à quatre pattes), agissent de façon coordonnée.

Le thème du paysage, prépondérant dans la production graphique d’Abdelkader Benchamma, ne permet cependant pas de la résumer. Dans d’autres dessins, qui aux côtés des « dessins de foule » pourraient s’intituler « dessins de situation » un ou plusieurs personnage se trouvent en prise avec un objet, contraint, empêché. Rapportées à la taille des personnages, certaines formes se donnent à lire comme éléments mobiliers, objets manipulables et actants, tandis que d’autres acquièrent l’échelle du paysage. Cette mise au point permanente imposée par l’artiste au spectateur découle de son aisance à manipuler le complexe « proche-lointain ». Obligation de mise au point renforcée par la perspective plongeante choisie pour certains dessins ou par la grande ouverture du champ visuel invitant à saisir la terre tout entière afin de déborder du cadre forcément restrictif du paysage. Ces constants mouvements de réglage obligent à une gymnastique du regard et de l’intellection. Ces dessins reflètent une conception du monde, par-delà le paysage, sur un mode dynamique. 

 

Si la nature de conception occidentale est nécessairement peuplée - dans l’histoire de la Genèse, au quatrième jour de la Création, à la mer, à la lumière, au ciel et à la terre, fut ajouté l’Homme - de nombreux dessins d’Abdelkader Benchamma sont des paysages sans figure. Dans la tradition orientale l’absence de figure humaine, ne s’apparente pas à un renoncement ou à une privation mais bien à un principe de représentation. La fonction de détermination d’une échelle peut alors être dévolue à la végétation, aux arbres épars ou regroupés en bosquets, substituables à la foule des personnages. La figure humaine, qui est parfois engloutie ou qui disparaît de l’ordonnancement d’un monde dont elle est le jouet, n’est pas indispensable à cette cosmologie guidée par d’invisibles forces agissantes. Ces forces sont le véritable sujet de la représentation, car les formes humaines peuvent être englouties ou disparaître de l’ordonnancement d’un monde dont elles sont les jouets. Le paysage idéal, privé de toute présence humaine, serait l’expression de la vie de la terre en tant que matière ou que force vitale, perçue et vécue comme une réalité concrète. La nature est l’expression de la force vitale qui peut animer les éléments de nature, comme semblent l’être certaines formes mouvantes.

 

 

Représentations de l’invisible

L’artiste a paru se prendre au jeu de la représentation de l’invisible. L’on peut signaler plusieurs de ses réponses graphiques [ Dans la série « Qui essaie d’ echapper à ses devenirs ? »], dont le magma aux contours ductiles constitue une première occurrence et, par extension, tout mouvement donné aux formes sans l’établissement d’un lien de causalité ancré dans la raison. Il s’agit bien ici de l’évocation de mystères au sens de phénomènes qui dépassent l’intelligible. Sans chercher à minorer la résonance du concept de mystère dans les monothéismes, puisqu’il traduit l’expérience fondatrice de toute religion, il est non moins présent dans les cultes païens. Les mystères chtoniens (du grec ancien) ou telluriques (du latin), mots dont l’étymologie renvoie à la terre et donc au monde souterrain, contribuent aux poussées verticales de terre dans l’univers d’Abdelkader Benchamma. L’invisible instruit également une parenté avec « le dissimulé » et ses dessins recèlent nombre d’objets empaquetés (couverts et ficelés), dans une manière familière aux amateurs d’art, depuis la célèbre photographie de Man Ray en hommage à Lautréamont (l’Enigme d’Isidore Ducasse, 1920 ) aux empaquetages monumentaux de Christo et Jeanne-Claude. L’iconographie littéraire de l’invisible, celle du mystère et de la dissimulation, est savamment enrichie par la technique du dessin qui laisse apparaître en réserve, par le blanc de la feuille, ici les rayonnements de la terre, ou là, la forme récurrente du monolithe.

Par contraste, et pour continuer à illustrer l’éventail graphique qu’utilise l’artiste, citons ici les paysages nocturnes totalement dessinés aux feutres noirs par aplats sur un fond non moins noir, révélant ainsi différentes nuances tirant du gris vers le rouge ou le mauve.

Prégnance du vertical

Le monolithe ainsi que les trouées constituent les marqueurs de scénarios de science-fiction. Dans 2001 Odyssée de l’espace un monolithe noir ponctue les différents épisodes temporels du film. Selon un usage métaphorique rompu aux codes du genre, « matière versus antimatière », le trou ou le trou noir atteste de l’existence d’une force gravitationnelle et de l’hypothèse de son effondrement. Les multiples représentations de trous dans les dessins d’Abdelkader Benchamma, mollissent les tas, creusent des cavernes au pied des montagnes, ou percent une surface terrestre plane qui semble s’être soudainement affaissée (cf. les dolines, canyons et autres sinkholes). L’hypothèse d’un relief karstique dans lequel  l’enfouissement des eaux peut contribuer à l’effondrement de pans de terre, fournit une explication rationnelle, d’ordre géologique, à l’absence d’élément liquide dans ces paysages.

Les représentations de trous confèrent une subtile nuance à la symbolique majoritairement ascensionnelle, du bas vers le haut, et incarnée par les tas, les montagnes et les siphons, voire érectile avec les monolithes ; elles en constituent le contrepoint mélancolique.

Le monolithique présent dans maintes civilisations connaît une double fonction, il s’érige en repère et consiste corrélativement en un objet de culte ; dimensions symboliques qu’il partage avec le tas de pierres. En effet, la pierre sous la configuration du bloc de grande dimension ou de l’amoncellement, est un objet fétiche doté de pouvoirs. Le dieu Mercure-Hermès, dieu des voyageurs était vénéré en la forme de tas de pierres au bord des chemins ou au sommet des collines. La litholâtrie est une pratique spirituelle qui décline ses avatars dans la réalisation de monuments commémoratifs ou funéraires. Les cairns sont des monticules de pierres réalisés en mémoire d’un fait remarquable, pour recouvrir la tombe d’un guerrier, ou en hommage à un mort, destiné à en perpétuer le souvenir.

 

Le tas qui peut être le produit d’une activité humaine, animale ou le résultat d’un phénomène naturel, telle l’érosion, est un point d’intersection entre les états de culture et de nature. Cette frontière indiscernable était au cœur des préoccupations des artistes du Land art qui ont utilisé la figure du tas sous différentes acceptions, de l’empilement de pierres (Robert Smithson), en cercles ou en lignes (Richard Long) au déplacement de volumes de terre (Michael Heizer).