galerie les Chantiers Boite Noire

Lucien Pelen

Lucien Pelen ou le paysage perdu dans l'homme

Corinne Rondeau, Papiers libres hors série 2006


Ce sont des paysages.

La ville est parfois lointaine comme un horizon à rejoindre, ou dont on s’éloigne pour d’obscures raisons. Parfois absente comme si la nature était seule à pouvoir révéler qu’elle était un double point de butée : impossible de s’en passer, impossible de l’habiter. Un corps seul est là : décalé par l’étrangeté d’une situation, nu ou vêtu, accompagné d’objets incongrus, un homme de dos, sans visage, sans identité.

Les photographies de Lucien Pelen sont éloquentes par leur beauté, étranges par leur narration, indirectes par leur signifiance. Elles ont une puissance d’indécidabilité : est-ce le paysage qui habite l’homme ou bien l’homme qui habite le paysage ?

Depuis la Renaissance, la représentation occidentale en maîtrisant la nature, en façonnant l’espace et sa profondeur a mis le sujet en avant. L’histoire se tenait dans ses premiers plans. Un coup d’œil trop rapide sur les images de Lucien Pelen nous ferait perdre l’esprit d’y voir avec certitude cette forme classique, car le sujet qui s’incarne se tient en arrière. Il y a comme un retrait du sujet, toujours lointain. Se rapprocher des images ne sert à rien ; leur beauté est contenue dans cet éloignement.

Qu’en est-il alors de ces paysages éblouissants d’une région qui semble proche et lointaine, à la fois ancienne et toute présente à l’instantané photographique ? C’est la campagne, mais laquelle ? Une proche campagne comme celle qui a peuplé l’enfance et dont le souvenir n’est plus que trace de l’affect sublime des lumières des jours tombants, des lumières artificielles de la nuit, des brouillards effaçant les contours pour laisser les présences inconnues apparaître. Une campagne lointaine où l’homme cherche à retrouver à travers ses nerfs, ses muscles et parfois sa nudité le contact direct de cette zone du souvenir de la nature qui reflue et s’arrache dans l’action d’un saut, d’une chute à venir, d’une suspension dangereuse.

 

L’homme porte une porte. Double mouvement entre la porte qui articule les dedans aux dehors et un corps qui supporte sa propre charge appuyée par celle d’un lieu qui a perdu son habitation. Porter une porte c’est porter un lieu en puissance. Mais porter la porte devient porter-en-soi les dedans et les dehors de l’âme et devenir soi-même l’articulation de l’ouvert et du fermé. Comme si durant l’événement se croisent la maison lointaine et dépeuplée, l’âme habitée et indécise afin d’écrire l’histoire de l’homme seul au milieu du monde.

On peut penser alors que les photographies de Lucien Pelen sont une fermeture de la narration malgré une iconographie reconnaissable ici et là, une fermeture autre de la narration car le sujet se dérobe toujours aux premiers plans s’enfonçant dans une recherche précise d’actes impensables. Une ouverture de l’image sur sa propre chute, le corps n’étant que l’indice du déséquilibre, une ouverture autre de l’image sur son propre espace dont le corps devient le recueil et l’écueil.

La chute possible devient l’évidence du paysage : sa nature infiniment perdue n’a de consistance qu’à saisir, dans un mouvement impossible, un corps qui écrit sa possibilité d’existence en échappant à la logique du commun et de la communion. Ce paysage est celui d’un déracinement.

 

L’homme n’est plus dans le paysage, c’est le paysage qui est passé en lui. Il est loin maintenant. Le temps du déséquilibre est alors celui par lequel l’homme rejailli dans l’espace. Il est imprévisible à présent. Un corps d’homme capable de libérer une histoire qui n’aurait pas été encore écrite. Un illuminé ! L’histoire d’un homme qui n’a pas d’histoire et dont les actes les plus improbables, les plus curieux deviennent la marque de son existence. Un homme libéré de ce que son corps avait enfoui.

 

Corinne Rondeau